Si nous évoquons peu le sujet semble-t-il si épineux qu’est l’hypersensibilité, c’est pour de nombreuses raisons. Il y a d’abord ce tabou relié à ces questions, une profonde abysse d’ignorance et puis surtout le jugement des autres qui vous meurtrit sans prévenir. Et qu’en est-il du reste ? Je vous partage un petit bout de mon expérience.
J’ai mis un temps conséquent avant de comprendre qui j’étais vraiment. Pourtant, l’obscur paravent qui me cachait des autres ne dissimulait pas la puissance de mon regard sur le monde. On m’a toujours dit que mes yeux trahissaient une très grande sensibilité. Ne nous fions pas aux apparences : dans la bouche de celles et ceux qui prononçaient ces mots, cela ne sonnait pas bien. On ne célébrait pas cette inclinaison, on s’en inquiétait. Et moi aussi, nourrie par les nombreux stéréotypes qui existaient, je prenais ces remarques très au sérieux. Je voulais régler ce problème. Moi, faible ? Bien sûr que non.
Mais mon introversion et le mystère que cela inspire si souvent aux autres n’ont jamais réussi à étouffer une activité intérieure foisonnante dont l’intensité m’échappe. Le regard extérieur du monde réel ne m’a jamais été d’une très grande aide pour me construire. J’ai toujours su en mon for intérieur qu’un jour, pour le bien de santé mentale, je serais obligée de me lever, sortir du rang, m’éloigner une bonne fois pour toutes d’un cadre qui ne me correspondait pas. J’ai toujours su que ma destinée n’était pas celle que l’on m’avait gratifiée pour le seul motif que le monde tournait d’une façon et pas d’une autre.
Il m’a fallu un travail important de déconstruction de ce que je pensais savoir sur moi-même pour réapprendre à me connaître. Et dans le lot, j’ai réalisé que j’étais potentiellement hypersensible.
Le terme est encore très méconnu, mal compris, peut-être maladroit je ne sais pas trop, les visions sont très partagées et je n’ai pas d’avis arrêté sur la question. Une chose était sûre, à l’époque : j’avais besoin de poser une étiquette sur mon mode de fonctionnement à cet instant-là de ma vie. Vous savez, l’action de se coller une étiquette pour répondre à des questions personnelles et ensuite la retirer puis prendre du recul… C’est selon moi une forme de thérapie. C’est à mon sens à cela précisément que servent les étiquettes : elles ne sont jamais permanentes. Les étiquettes sont vouées à se décoller, à disparaître au rythme de nos progressions et de nos prises de conscience. Les étiquettes sont des appuis, jamais des réponses.
Cette prise de conscience a su à elle seule justifier des années de cohabitation avec un sentiment difficile à accepter et à vivre. Celui du rejet permanent, un décalage certain avec le reste du monde qui nous force à avancer dans une solitude souvent pesante… Et tant d’autres choses. C’est aussi ça, la réalité liée à l’hypersensibilité : il n’y a rien de glamour, rien de sexy dans ce quotidien si on se fie aux expériences et aux faits. C’est beau quand on la décrit, mais ça fait aussi mal. Car non, il n’y a pas seulement les fortes émotions et ces états difficiles à canaliser. Il y a tout le reste, les autres, leur regard, leurs mots, la certitude que rien ni personne ne pourra nous consoler dans les moments les plus complexes sinon nous-mêmes.
C’est ce qui a pu parfois m’empêcher de m’exprimer sur le sujet. Entre autres. Parce que oui, il y a d’autres choses.
1 – On m’a a appris que la sensibilité était une forme de faiblesse.
Dès les premiers instants de notre vie, dans la cour de récré, on distingue les individus qui y évoluent en trois familles : les enfants modèles qui suivent le mouvement et qui ne font pas de vagues, les « voix qui portent » à qui on évite de voler le goûter sous peine de mettre à mal sa tranquillité pour le restant de sa scolarité et les tristement célèbres « poules mouillées » dont on se moque… en raison de leur sensibilité. Le raccourci est vite fait par les adultes et par extension les plus petit.e.s : le monde ne nous attend pas et ne nous fait pas de cadeaux alors autant s’armer et ne pas montrer aux autres ce qui justifie notre vulnérabilité. Et la vulnérabilité est un trait résolument humain, tout le monde en possède une. Mais cela, si vous questionnez l’environnement dans lequel vous évoluez, vous ne l’entendrez pas. Aux yeux de tous.tes, être vulnérable, c’est être faible. Il faudrait avancer sans évoquer le moindre obstacle sur notre route. Il faudrait avoir mal sans faire de bruit. Alors j’ai tenté d’avancer en silence, mais les émotions, elles, ne se contrôlent pas aussi aisément.
2 – On m’a appris qu’il ne fallait pas que je me « victimise » et que je minimise ce qui m’a affecté.
« T’as pas l’impression de te victimiser un peu, là ? » Quand on s’adresse à vous de cette manière, ça fait toujours un choc à l’intérieur. C’est toujours un choc de réaliser qu’on est encore définitivement seul.e et qu’on ne peut se confier à qui que ce soit sans que le couperet finisse par tomber. C’est aussi un choc de se rendre compte que les émotions négatives ne sont jamais considérées comme valides aux yeux des autres. Il suffit de voir comment se déroulent les événements quand vous demandez à votre supérieur.e de « discuter » de choses moins joyeuses comme le fait d’être mal à l’aise au sein d’une équipe, le mauvais comportement d’un.e collègue, ou d’avoir le sentiment de tourner en rond dans vos missions et demander plus de responsabilités pour une évolution positive au sein de la société. Le mur se dresse vite et la phrase vous assomme de culpabilité. Parler d’afterworks ? Oh oui. Évoquer son mal-être ? On vous rappelle où se trouve la porte. Ces mécanismes fortement ancrés remontent à l’époque de l’école. Je me souviens à quel point on tentait de minimiser ce qui m’était arrivé lorsque j’ai subi mon harcèlement scolaire, surtout du côté des adultes qui ne m’ont apporté aucun soutien moral. On a même tenté de me faire porter une part de responsabilité dans ce qu’il m’était arrivé. Le danger, c’est que cet engrenage vous éloigne de vos émotions, vous conduit à les nier. Ainsi, vous ne vous rendez jamais compte de la gravité des actions réalisées à votre encontre… et vous oubliez de vous rendre justice.
3 – Je sais, au fond, que je peux subir du « gaslighting ».
C’est quoi, le gaslighting ? On entend ce mot partout, ces derniers temps… Il s’agit d’une forme de manipulation émotionnelle qui consiste à vous faire douter de la réalité, de la légitimité de vos émotions et de votre état mental dans sa globalité. Ainsi, vous vous persuadez que vous avez un problème, que quelque chose ne « va pas » chez vous. Pour faire court, le gaslighting peut se retrouver dans de nombreuses phrases prononcées du quotidien. « Tu en fais toujours trop », « tout ça, c’est dans la tête », « tu te fais des idées », « tu as vraiment un problème », « tu es le.la responsable de tous tes malheurs », « t’es jamais content.e »… Il peut arriver qu’on fasse du gaslighting sans s’en rendre compte, tellement cela a été banalisé. Il peut arriver aussi qu’on fasse du gaslighting sur soi-même, trop habitué.es à minimiser nos émotions. Dans tous les cas, je me suis souvent abstenue de m’exprimer sur ce que je pouvais ressentir en raison de ces phrases dures à entendre qui me faisaient douter de mon état mental. Elles avaient le don de me convaincre que oui, j’avais sans doute un gros problème et que je devais faire « des efforts ». Des efforts de quoi ? J’en sais rien. Mais des efforts quand même.
4 – Je veux juste faire bonne impression, en fait.
« Ne pas faire de vagues, ne pas faire de vagues… » Il est si tentant de sourire sur commande et de faire comme si de rien n’était alors qu’au fond, le volcan est en éruption et on implose sous le poids des circonstances. « Always positive », « good vibes only », peut-on lire sur les murs de certains salons ou de certaines salles de réunion. Tout a été finement étudié pour que ces mots se gravent durablement dans notre esprit. Alors on prend sur soi et on sourit pour ne rien laisser paraître. J’ai le souvenir d’avoir longtemps agi comme un automate à l’extérieur, même si mon état finissait toujours par me trahir à un moment ou un autre. Quand on me demandait si ça « allait », j’avais le réflexe de répondre « très bien » du tac au tac. Pas juste « bien« , non. « Très bien« . Toujours très bien. Et puis, l’effet de groupe n’arrange rien : dans l’inconscient collectif, il est si séduisant d’être impassible et de porter le masque de l’être insensible et badass qui rampe et supporte tout. Le truc, c’est que non, on ne peut définitivement pas tout supporter. Et ce n’est pas grave. C’est humain.
5 – Je n’ose pas faire face à ce tsunami d’émotions…
Quand on prend en compte tout ce que je viens d’énoncer précédemment, même si nous avons une bonne faculté globale de compréhension de nos émotions, il arrive que nous nous freinons à un autre problème : celui du déni. Le déni se caractérise par toutes ces certitudes que l’on tente à tout prix de se convaincre pour se raisonner, demeurer dans une bulle qui a priori nous protège, fuir une réalité trop incertaine ou effrayante. J’aimerais tant pouvoir tout contrôler, surtout ce que je ressens, surtout mes sentiments et tout ce que cela me fait vivre. J’aimerais pouvoir bloquer mes émotions quand elles me submergent un peu trop et que je perds pied. Mais celles-ci font partie de ces particularités humaines qu’il est difficile de contenir trop longtemps. Le premier pas vers une vie plus paisible et avec un sac moins pesant à porter, c’est l’acceptation. Et cela demande beaucoup de bienveillance autour de soi. Hélas, tout le monde n’a pas cette chance.
6 – C’est parfois trop dur de l’admettre soi-même, d’y mettre des mots.
Suivant mon point précédent, on en vient à une forme de conclusion : nous avons besoin de la bienveillance d’une ou de plusieurs autres personnes autour de nous pour provoquer ce déclic tant attendu qui mène à l’acceptation de ce que nous ne pouvons pas changer. Le problème, c’est que tout le monde n’a pas vécu la même déconstruction de certaines « normes » bien ancrées un peu partout. Encore une fois, mettre des mots sur une partie de ce que nous sommes ou sur ce que nous vivons peut agir comme un électrochoc positif et cela me semble essentiel, à titre très personnel. C’est pour cette raison qu’il n’y a aucune honte à consulter un.e professionnel.le si vous en ressentez le besoin et que vous peinez à définir ce qui se passe à l’intérieur de vous. Le cas échéant, si vous sentez qu’une personne de votre cercle est ouverte à la discussion et qu’elle peut vous apporter du positif, demandez-lui de vous aider. Si celle-ci est d’accord, mentalement disponible et qu’elle en a l’énergie, elle peut vous apporter beaucoup et vous aider à trouver les mots.
7 – J’ai peur de déranger, d’être un poids pour les autres…
Mon état émotionnel, c’est une succession de montagnes russes. La plupart du temps, j’essaie de relativiser quand je traverse une zone de turbulences. C’est parfois tellement intense et déjà si difficile à vivre qu’instinctivement, je vais essayer de préserver les autres de mon état en m’éloignant et en « vidant mon vase rempli d’émotions, de questions, de scénarios catastrophe et de lourde mélancolie » sur l’autel de l’art, ma bouée de sauvetage. Je sais l’état dans lequel je suis à cet instant, et ma profonde vulnérabilité, je ne suis pas certaine d’avoir envie de la montrer à n’importe qui, déjà parce que je me sens ainsi toute nue, parce qu’on pourrait s’en servir contre moi, mais aussi parce que j’ai peur de faire peur. C’est une façon de me protéger et cette vulnérabilité si encombrante, très peu de personnes peuvent la voir. Parce que c’est parfois difficile de se la représenter, et aussi parce que ça peut impressionner.